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Dernières volontés et mauvaise volonté
Harry Potter ronflait bruyamment. Pendant près de quatre heures, il était resté assis dans un fauteuil, devant la fenêtre de sa chambre, à regarder le soir tomber sur la rue et avait fini par s’endormir, la tête appuyée contre la vitre froide, ses lunettes de travers, la bouche grande ouverte. La tache de buée que son souffle avait dessinée sur le carreau scintillait dans la clarté orange d’un réverbère dont la lumière artificielle effaçait toute couleur de son visage, lui donnant une mine fantomatique sous ses cheveux noirs en bataille.
La pièce était parsemée d’objets divers et d’une bonne quantité de détritus. Des plumes de hibou, des trognons de pomme et des papiers de bonbon étaient répandus sur le sol, des grimoires s’entassaient pêle-mêle sur son lit, parmi des robes de sorcier enchevêtrées, et au milieu de son bureau, un amas de journaux s’étalait dans une flaque de lumière. La manchette de l’un d’eux annonçait en grosses lettres :
HARRY POTTER : L’ÉLU ?
Des rumeurs continuent de circuler au sujet des incidents survenus récemment au ministère de la Magie et au cours desquels Celui-Dont-On-Ne-Doit-Pas-Prononcer-Le-Nom a été vu une nouvelle fois.
« Ne me demandez rien, nous ne sommes pas autorisés à en parler », nous a déclaré hier soir, au moment où il quittait le ministère, un Oubliator très agité qui a refusé de nous donner son nom.
Cependant, des sources bien informées dans les hautes sphères du ministère ont confirmé que ces incidents avaient eu pour origine la légendaire salle des Prophéties.
Bien que les sorciers de presse du ministère aient jusqu’à présent refusé ne serait-ce que de confirmer l’existence d’un tel lieu, les membres de la communauté magique sont de plus en plus nombreux à croire que les Mangemorts actuellement en prison à Azkaban pour effraction et tentative de vol avaient essayé de s’emparer d’une prophétie. La nature de celle-ci reste mystérieuse mais on pense généralement qu’elle concernerait Harry Potter, la seule personne à avoir jamais survécu au sortilège de la Mort, et dont on sait également qu’il se trouvait au ministère au cours de la nuit en question. Certains vont jusqu’à surnommer Potter « l’Élu », pensant que la prophétie le désigne comme le seul qui sera jamais capable de nous débarrasser de Celui-Dont-On-Ne-Doit-Pas-Prononcer-Le-Nom.
On ignore où se trouve actuellement cette prophétie, si toutefois elle existe, bien que (suite en page 2, cinquième colonne)
À la une d’un deuxième journal posé à côté du premier, on lisait ce titre :
SCRIMGEOUR SUCCÈDE À FUDGE
La page était en grande partie occupée par la photo noir et blanc d’un homme aux cheveux épais comme une crinière de lion et au visage marqué. La photo bougeait : on voyait l’homme agiter la main vers le plafond.
Rufus Scrimgeour, ancien directeur du Bureau des Aurors au Département de la justice magique, a succédé à Cornélius Fudge comme ministre de la Magie. Cette nomination a été accueillie avec enthousiasme par la communauté des sorciers, bien que des rumeurs de désaccord entre le nouveau ministre et Albus Dumbledore, récemment rétabli à son poste de président-sorcier du Magenmagot, aient commencé à se répandre quelques heures seulement après l’entrée en fonction de Scrimgeour.
Les représentants de Scrimgeour ont reconnu qu’il avait rencontré Dumbledore tout de suite après la passation de pouvoirs mais n’ont pas voulu révéler les sujets abordés au cours de leur conversation. Albus Dumbledore est connu pour (suite page 3, deuxième colonne)
À la gauche de ce journal, un autre quotidien plié en quatre ne laissait voir qu’un article ayant pour titre :
LE
MINISTÈRE GARANTIT
LA SÉCURITÉ DES ÉLÈVES.
Rufus Scrimgeour, le ministre de la Magie récemment nommé, a parlé aujourd’hui des nouvelles mesures radicales prises par ses services pour assurer la sécurité des élèves de l’école de sorcellerie Poudlard lors de la rentrée qui aura lieu à l’automne prochain.
« Pour des raisons évidentes, le ministère ne donnera pas les détails de ce nouveau plan de sécurité particulièrement rigoureux », a déclaré le ministre. Un membre du cabinet a cependant confirmé que les nouvelles dispositions comportaient des sortilèges et enchantements de défense, un ensemble complexe de contre-maléfices et la constitution d’une petite unité d’Aurors qui auront pour seule mission la protection de l’école Poudlard.
La plupart des réactions ont été favorables à la position très ferme du nouveau ministre sur la question de la sécurité des élèves. Mrs Augusta Londubat nous a déclaré : « Neville, mon petit-fils – qui est, soit dit en passant, un très proche ami de Harry Potter – a combattu les Mangemorts à ses côtés au ministère, en juin dernier et
Mais le reste de l’article était caché par la grande cage posée sur le journal. À l’intérieur, une magnifique chouette des neiges observait la pièce de ses yeux d’ambre au regard impérieux, tournant parfois la tête vers son maître qui ronflait toujours. Une ou deux fois, elle claqua son bec d’un air impatient, mais Harry dormait trop profondément pour l’entendre.
Une grosse valise ouverte, posée au milieu de la pièce, semblait attendre qu’on la remplisse mais pour l’instant, elle était presque vide, à part un résidu de vieux sous-vêtements, de bonbons, de bouteilles d’encre vides et de plumes cassées qui recouvraient le fond. À côté, sur le sol, une brochure violette portait ces mots gravés :
Publié par le ministère de la Magie
COMMENT
PROTÉGER
VOTRE MAISON ET VOTRE FAMILLE
CONTRE LES FORCES DU MAL
La communauté des sorciers se trouve actuellement sous la menace d’une organisation qui se fait appeler les Mangemorts. Le respect des conseils élémentaires de sécurité qui vous sont donnés ci-dessous vous aidera à vous protéger, vous, votre famille et votre maison contre d’éventuelles attaques.
1) Il est recommandé de ne pas laisser sa maison vide.
2) Des précautions particulières doivent être prises la nuit. Chaque fois que cela est possible, essayez de rentrer chez vous avant la tombée du jour.
3) Vérifiez les dispositifs de sécurité autour de votre maison en vous assurant que tous les membres de votre famille connaissent les mesures d’urgence à prendre en cas de besoin, telles que le sortilège de Désillusion, le charme du Bouclier et, si vous avez des enfants mineurs, le transplanage d’escorte.
4) Déterminez des mesures de vérification particulières avec les membres de votre famille et vos amis proches afin de détecter les Mangemorts qui tenteraient de se faire passer pour eux à l’aide de Polynectar (voir page 2).
5) Si vous avez l’impression qu’un membre de votre famille, un collègue, un ami ou un voisin se comporte d’une étrange manière, appelez aussitôt la Brigade de police magique. Il se peut qu’il ait été soumis au sortilège de l’Imperium (voir page 4).
6) Si la Marque des Ténèbres apparaît au-dessus d’une habitation ou de tout autre bâtiment, N’Y PÉNÉTREZ PAS et contactez immédiatement le Bureau des Aurors.
7) Selon certains témoignages non confirmés, des Mangemorts auraient recours à des Inferi (voir page 10). Si vous voyez un Inferius ou si vous vous trouvez confronté à l’un d’eux, signalez-le IMMÉDIATEMENT au ministère.
Harry grogna dans son sommeil, sa tête glissa de quelques centimètres le long de la vitre et ses lunettes se mirent un peu plus de travers, mais il resta endormi. Sur le rebord de la fenêtre, un réveille-matin qu’il avait réparé quelques années auparavant émettait un tic-tac sonore et indiquait onze heures moins une. À côté, maintenu en place par la main inerte de Harry, il y avait un morceau de parchemin couvert d’une écriture fine et penchée. Depuis qu’il l’avait reçue, trois jours plus tôt, sous la forme d’un rouleau étroitement serré, Harry avait si souvent relu cette lettre qu’elle s’était à présent transformée en une feuille parfaitement plate.
Cher Harry,
Si cela te convient, je viendrai te chercher au 4, Privet Drive vendredi prochain à onze heures du soir pour t’emmener au Terrier où tu es invité à passer le reste de tes vacances scolaires.
Si tu es d’accord, je serais très heureux d’obtenir ton aide dans une affaire que j’espère pouvoir régler sur le chemin du Terrier. Je te donnerai de plus amples explications de vive voix.
Sois gentil de m’envoyer ta réponse par retour de hibou. En espérant te voir vendredi,
Je t’adresse mes salutations les plus cordiales,
Albus Dumbledore.
Bien qu’il connût déjà la missive par cœur, Harry y avait jeté des coups d’œil toutes les deux minutes depuis sept heures du soir, lorsqu’il s’était installé devant la fenêtre de sa chambre d’où l’on avait une assez bonne vue sur Privet Drive. Il savait pourtant que continuer à lire les mots écrits par Dumbledore ne servait à rien ; Harry avait aussitôt répondu oui par le même hibou, comme il le lui avait demandé, et tout ce qu’il pouvait faire à présent, c’était attendre ; ou bien Dumbledore viendrait, ou bien il ne viendrait pas.
Harry n’avait pas encore bouclé sa valise. Être délivré des Dursley après seulement une quinzaine de jours en leur compagnie lui semblait trop beau pour être vrai. Il n’arrivait pas à se débarrasser de l’impression que quelque chose irait de travers – sa réponse à la lettre de Dumbledore s’était peut être perdue, ou alors Dumbledore avait eu un empêchement ; il se pouvait aussi que la lettre ne soit pas du tout de la main de Dumbledore mais qu’il s’agisse d’une plaisanterie ou d’un piège. Harry n’aurait pas supporté de remplir sa valise pour devoir la vider à nouveau si ses espoirs étaient déçus. La seule disposition qu’il avait prise en vue d’un éventuel voyage avait été de mettre Hedwige, sa chouette des neiges, en sûreté dans sa cage.
Sur le cadran du réveil, l’aiguille des minutes atteignit le chiffre douze. À cet instant précis, le réverbère qui se trouvait devant sa fenêtre s’éteignit.
L’obscurité soudaine réveilla Harry comme s’il s’était agi d’une sonnerie de réveil. Il rajusta précipitamment ses lunettes et arracha sa joue de la vitre pour y coller le nez, scrutant le trottoir devant la maison. Une haute silhouette enveloppée d’une longue cape virevoltante remontait l’allée du jardin.
Harry se leva d’un bond, comme s’il avait reçu une décharge électrique, renversa son fauteuil et commença à jeter dans sa valise tout ce qu’il pouvait attraper autour de lui. Au moment où il lançait à travers la pièce plusieurs robes de sorcier, deux grimoires et un paquet de chips, la sonnette de la porte d’entrée retentit.
En bas, dans le salon, son oncle Vernon s’écria :
— Qui diable peut bien passer nous voir à cette heure-ci ?
Harry se figea, un télescope de cuivre dans une main, une paire de baskets dans l’autre. Il avait complètement oublié d’avertir les Dursley que Dumbledore allait peut-être venir. Se sentant gagné à la fois par la panique et l’envie de rire, il enjamba tant bien que mal sa grosse valise et ouvrit la porte de sa chambre à la volée juste à temps pour entendre une voix grave dire :
— Bonsoir. Vous devez être Mr Dursley. J’imagine que Harry vous a prévenu que je venais le chercher ?
Harry descendit l’escalier quatre à quatre et s’arrêta net à quelques marches du rez-de-chaussée : une longue expérience lui avait en effet appris à rester hors de portée de son oncle chaque fois que c’était possible. Là, dans l’encadrement de la porte d’entrée, se tenait un homme de haute taille, la silhouette mince, avec une barbe et des cheveux argentés qui lui arrivaient à la taille. Des lunettes en demi-lune étaient perchées sur son nez aquilin et il portait une longue cape de voyage noire ainsi qu’un chapeau pointu. Vernon Dursley, vêtu d’une robe de chambre rouge foncé, sa moustache noire aussi touffue que celle de Dumbledore, regardait fixement son visiteur comme s’il n’arrivait pas à en croire ses yeux minuscules.
— À en juger par votre expression de franche incrédulité, Harry ne vous a pas averti de mon arrivée, dit aimablement Dumbledore. Mais faisons comme si vous m’aviez chaleureusement invité à entrer chez vous. Il n’est guère prudent de s’attarder longtemps sur le seuil d’une maison en ces temps troublés.
D’un pas vif, il franchit la porte qu’il referma derrière lui.
— Ma dernière visite remonte à bien longtemps, poursuivit Dumbledore en baissant les yeux vers l’oncle Vernon. Vos agapanthes sont magnifiques, je dois le reconnaître.
Vernon Dursley ne répondit rien. Harry ne doutait pas qu’il retrouverait bientôt l’usage de la parole – une veine palpitait dangereusement sur la tempe de son oncle – mais quelque chose chez Dumbledore semblait lui avoir momentanément coupé le souffle. Peut-être était-ce son apparence, qui dénotait sans ambiguïté sa qualité de sorcier, ou peut-être que même l’oncle Vernon avait senti qu’il valait mieux ne pas malmener cet homme-là.
— Ah, bonsoir, Harry, lança Dumbledore en le regardant derrière ses lunettes en demi-lune avec un air de grande satisfaction. Très bien, parfait.
Ces paroles eurent le don d’échauffer l’oncle Vernon.
Jamais il ne pourrait s’entendre avec quelqu’un qui regardait Harry en disant « très bien, parfait ».
— Je ne voudrais pas paraître impoli…, commença-t-il d’un ton où l’impolitesse menaçait à chaque mot.
— … malheureusement, l’impolitesse accidentelle se manifeste à une fréquence alarmante, acheva Dumbledore avec gravité. Et dans ces cas-là, mon cher monsieur, il vaut mieux ne rien dire du tout. Ah, voici sans doute Pétunia.
La porte de la cuisine s’était ouverte et la tante de Harry était apparue, portant des gants en caoutchouc et un peignoir par-dessus sa chemise de nuit ; de toute évidence, elle était en plein milieu du nettoyage systématique de toutes les surfaces de la cuisine auquel elle se livrait chaque soir avant d’aller se coucher. Son visage chevalin prit une expression choquée.
— Albus Dumbledore, annonça Dumbledore en voyant que l’oncle Vernon tardait à faire les présentations. Nous nous connaissons par correspondance, bien sûr.
Harry trouva que c’était une étrange manière de rappeler à la tante Pétunia qu’il lui avait un jour envoyé une lettre explosive, mais elle ne réagit pas.
— Et voici certainement votre fils Dudley ?
Dudley venait de jeter un coup d’œil derrière la porte du living-room. Sa grosse tête blonde qui sortait du col de son pyjama à rayures semblait bizarrement privée de corps, sa bouche ouverte dans une expression de stupéfaction apeurée. Dumbledore attendit quelques instants pour voir si l’un des Dursley allait dire quelque chose, mais comme le silence se prolongeait, il eut un sourire.
— Nous pourrions peut-être supposer que vous m’avez invité à m’asseoir dans votre salon ?
Dudley s’écarta précipitamment de son chemin lorsqu’il passa devant lui. Harry, tenant toujours dans ses mains le télescope et la paire de baskets, sauta les dernières marches et suivit Dumbledore qui s’installa dans le fauteuil le plus proche de la cheminée en regardant autour de lui avec un intérêt bienveillant. Il paraissait extraordinairement déplacé dans ce décor.
— Nous… nous ne partons pas, monsieur ? demanda Harry d’un ton anxieux.
— Si, bien sûr mais il y a diverses choses dont nous devons d’abord parler, répondit Dumbledore. Et je préférerais ne pas le faire dehors. Nous allons donc abuser encore un peu de l’hospitalité de ton oncle.
— Ah, vous croyez ça ?
Vernon Dursley était entré à son tour dans la pièce, Pétunia à côté de lui, Dudley se cachant derrière eux.
— Oui, dit simplement Dumbledore, je le crois.
Il tira sa baguette magique d’un mouvement si vif que Harry eut à peine le temps de s’en apercevoir ; lorsqu’il l’agita d’un geste nonchalant, le canapé avança brusquement et heurta par-derrière les genoux des trois Dursley qui tombèrent dessus à la renverse, les uns sur les autres. Un autre coup de baguette et le canapé reprit sa place initiale.
— Autant être confortablement installé, dit Dumbledore d’un ton aimable.
Au moment où il remit sa baguette dans sa poche, Harry remarqua que sa main était noircie et recroquevillée ; on aurait dit que la chair avait été consumée.
— Monsieur… qu’est-il arrivé à votre…
— Plus tard, Harry, répondit Dumbledore. Assieds-toi, s’il te plaît.
Harry prit le dernier fauteuil, évitant de regarder les Dursley qui semblaient pétrifiés dans le silence.
— Je pensais que vous alliez me proposer des rafraîchissements, dit Dumbledore à l’oncle Vernon, mais d’après ce que j’ai pu observer jusqu’à présent, il semble que ce serait d’un optimisme proche de la sottise.
Il ressortit sa baguette et en donna un petit coup, faisant apparaître cinq verres et une bouteille poussiéreuse qui flottaient dans les airs. La bouteille s’inclina et versa une bonne mesure d’un liquide couleur de miel dans chacun des verres qui s’envolèrent en direction des cinq personnes assises dans la pièce.
— Le meilleur hydromel, vieilli en fût, de Madame Rosmerta, déclara Dumbledore en levant son verre devant Harry qui attrapa le sien et but une gorgée.
Il n’avait encore jamais goûté quelque chose de semblable et il y prit un immense plaisir. Les Dursley, après avoir échangé quelques brefs regards apeurés, s’efforcèrent de ne prêter aucune attention à leurs propres verres, un exploit difficile car ils ne cessaient de leur tapoter la tempe avec douceur. Harry soupçonnait Dumbledore de bien s’amuser.
— Harry, reprit-il alors en se tournant vers lui, nous sommes confrontés à une petite difficulté et j’espère que tu pourras nous aider à la résoudre. Quand je dis nous, j’entends par là l’Ordre du Phénix. Mais tout d’abord, je dois t’annoncer que le testament de Sirius a été découvert il y a une semaine et qu’il te lègue tout ce qu’il possédait.
Là-bas, sur le canapé, l’oncle Vernon tourna la tête mais Harry ne le regarda pas et se contenta de répondre :
— Ah, très bien.
— Pour l’essentiel, c’est assez simple, poursuivit Dumbledore. Tu ajoutes ainsi une quantité d’or raisonnable à celle que tu possèdes déjà chez Gringotts et tu hérites tous les biens personnels de Sirius. Le seul point légèrement problématique de cette succession…
— Son parrain est mort ? lança l’oncle Vernon d’une voix forte, depuis son canapé.
Dumbledore et Harry se tournèrent tous les deux vers lui. À présent, le verre d’hydromel lui frappait la tête avec insistance ; il essaya de le repousser.
— Il est mort ? Son parrain ?
— Oui, répondit Dumbledore.
Il ne demanda pas à Harry pourquoi il ne l’avait pas fait savoir aux Dursley.
— Notre problème, continua-t-il, comme s’il n’y avait eu aucune interruption, c’est que Sirius t’a également légué le 12, square Grimmaurd.
— Il hérite d’une maison ? demanda l’oncle Vernon avec une expression cupide, ses petits yeux plissés, mais personne ne lui répondit.
— Vous pouvez continuer à l’utiliser comme quartier général, assura Harry. Ça m’est égal. Gardez-la, moi je n’y tiens pas.
Harry ne voulait plus remettre les pieds au 12, square Grimmaurd s’il pouvait l’éviter. Il pensait qu’il serait à jamais hanté par le souvenir de Sirius arpentant seul ces vastes pièces sombres à l’odeur de moisi, prisonnier de l’endroit qu’il avait voulu fuir si désespérément.
— C’est très généreux de ta part, dit Dumbledore. Nous avons cependant évacué provisoirement les lieux.
— Pourquoi ?
— Eh bien, voilà, répondit-il, indifférent aux marmonnements de l’oncle Vernon dont la tête était à présent martelée avec obstination par le verre d’hydromel, la tradition familiale des Black veut que cette maison soit léguée en ligne directe au premier héritier mâle portant le nom de Black. Sirius était le tout dernier de la lignée car Regulus, son frère cadet, est mort avant lui et aucun d’eux n’avait d’enfant. Bien que dans son testament, il déclare clairement qu’il veut te voir hériter de la maison, il est néanmoins possible qu’elle ait fait l’objet d’un sortilège ou d’un enchantement pour être sûr qu’elle ne puisse avoir d’autre propriétaire qu’un sang-pur.
L’image vivante du portrait accroché dans le hall du 12, square Grimmaurd, représentant la mère de Sirius qui hurlait, vomissait des injures, traversa l’esprit de Harry comme un éclair.
— C’est sûrement le cas, dit-il.
— En effet, approuva Dumbledore, et si un tel enchantement existe, alors le titre de propriété reviendrait très probablement à l’aîné des parents de Sirius encore vivant, à savoir sa cousine, Bellatrix Lestrange.
Sans se rendre compte de ce qu’il faisait, Harry se leva d’un bond ; le télescope et les baskets qu’il avait posés sur ses genoux tombèrent en roulant sur le sol. Bellatrix Lestrange, la meurtrière de Sirius, hériter de sa maison ?
— Non ! s’écria-t-il.
— À l’évidence, nous aussi, nous préférerions qu’elle ne lui revienne pas, continua calmement Dumbledore. La situation présente bien des complications. Nous ne savons pas si les enchantements auxquels nous avons nous-mêmes soumis la maison, en la rendant incartable, par exemple, continueront à produire leur effet, maintenant qu’elle n’appartient plus à Sirius. Il se peut que Bellatrix arrive à tout moment devant la porte. Bien entendu, nous avons dû déménager jusqu’à ce que les choses s’éclaircissent.
— Mais comment allez-vous savoir si je peux en être propriétaire ?
— Fort heureusement, il existe un test très simple, répondit Dumbledore.
Il posa son verre vide sur une petite table près du fauteuil, mais avant qu’il ait pu faire un geste de plus, l’oncle Vernon s’exclama :
— Allez-vous nous débarrasser de ces fichus objets ?
Harry se retourna ; les trois Dursley, recroquevillés sur le canapé, se protégeaient la tête de leurs bras tandis que les verres bondissaient sur leurs crânes en répandant leur contenu un peu partout.
— Oh, je suis désolé, s’excusa Dumbledore avec courtoisie.
Il leva à nouveau sa baguette et les trois verres disparurent aussitôt.
— Mais il aurait été plus poli de les boire, voyez-vous.
L’oncle Vernon parut sur le point de déverser un flot de répliques cinglantes, mais il ne dit rien et se contenta de s’enfoncer dans les coussins avec la tante Pétunia et Dudley, ses petits yeux porcins fixés sur la baguette magique de Dumbledore.
— Tu comprends, reprit Dumbledore qui se tourna à nouveau vers Harry comme si l’oncle Vernon ne l’avait pas interrompu, en héritant de la maison, tu as aussi hérité de…
Pour la cinquième fois, il donna un coup de baguette magique. Il y eut alors un crac sonore et un elfe de maison apparut, avec un groin en guise de nez, des oreilles géantes de chauve-souris et des yeux immenses injectés de sang. Couvert de haillons crasseux, il était accroupi sur la moquette à longs poils des Dursley. La tante Pétunia poussa un hurlement à faire dresser les cheveux sur la tête : de mémoire d’homme, rien d’aussi sale n’était jamais entré dans sa maison. Dudley leva du sol ses grands pieds roses et les tendit presque au-dessus de sa tête comme s’il avait peur que la créature puisse se glisser dans son pantalon de pyjama.
— Qu’est-ce que c’est que cette horreur ? mugit l’oncle Vernon.
— Kreattur, répondit Dumbledore.
— Kreattur ne veut pas, Kreattur ne veut pas, Kreattur ne veut pas ! croassa l’elfe de maison, d’une voix aussi forte que celle de l’oncle Vernon, tapant par terre de ses longs pieds noueux et tirant sur ses oreilles. Kreattur appartient à Miss Bellatrix, oh, oui, Kreattur appartient à la famille Black, Kreattur veut sa nouvelle maîtresse, Kreattur ne veut pas aller avec le sale petit Potter, Kreattur ne veut pas, veut pas, veut pas…
— Comme tu peux le voir, Harry, dit Dumbledore en haussant le ton pour couvrir les « veut pas, veut pas, veut pas » que l’elfe continuait de hurler, Kreattur manifeste une certaine mauvaise volonté à l’idée de t’appartenir.
— Ça m’est égal, déclara à nouveau Harry en regardant avec dégoût l’elfe de maison qui se tortillait et trépignait sous ses yeux. Moi non plus, je ne veux pas de lui.
— Veut pas, veut pas, veut pas…
— Tu préfères qu’il devienne la propriété de Bellatrix Lestrange ? En n’oubliant pas qu’il a vécu au quartier général de l’Ordre du Phénix tout au long de l’année passée ?
— Veut pas, veut pas, veut pas…
Harry regarda fixement Dumbledore. Il savait qu’on ne pouvait permettre à l’elfe d’aller vivre avec Bellatrix Lestrange mais l’idée d’en être le maître, d’avoir la responsabilité de la créature qui avait trahi Sirius, lui était odieuse.
— Donne-lui un ordre, conseilla Dumbledore. S’il t’appartient, il devra obéir. Sinon, il faudra réfléchir à un autre moyen de l’éloigner de sa maîtresse légitime.
— Veut pas, veut pas, veut pas, VEUT PAS !
La voix de Kreattur s’était transformée en un cri perçant. Harry ne trouva rien d’autre à dire que :
— Kreattur, tais-toi !
Pendant un instant, l’elfe parut s’étouffer. Il se prit la gorge à deux mains, ses lèvres remuant toujours furieusement, les yeux exorbités. Après quelques secondes de hoquets frénétiques, il se jeta face contre terre sur la moquette (la tante Pétunia poussa un gémissement) et frappa le sol à coups de pied et de poing, en proie à une crise de rage violente mais totalement silencieuse.
— Eh bien, voilà qui simplifie les choses, dit Dumbledore d’un ton joyeux. Il semble que Sirius savait ce qu’il faisait. Tu es désormais le légitime propriétaire du 12, square Grimmaurd et de Kreattur.
— Est-ce que… est-ce qu’il faut que je l’emmène avec moi ? demanda Harry effaré, tandis que l’elfe gigotait à ses pieds.
— Non, si tu ne le veux pas, répondit Dumbledore. Mais si tu me permets une suggestion, tu pourrais l’envoyer à Poudlard pour y travailler aux cuisines. De cette façon, les autres elfes de maison garderaient un œil sur lui.
— Oui, approuva Harry, soulagé, oui, c’est ce que je vais faire. Heu… Kreattur… je veux que tu ailles à Poudlard pour y travailler dans les cuisines avec les autres elfes de maison.
Kreattur, qui était à présent étendu sur le dos, les bras et les jambes en l’air, lança à Harry un regard de profond dégoût et disparut avec un nouveau crac sonore.
— Bien, dit Dumbledore. Il y a aussi le cas de Buck, l’hippogriffe. Hagrid s’en est occupé depuis la mort de Sirius mais Buck est à toi, maintenant, et donc, si tu as d’autres projets pour lui…
— Non, répondit aussitôt Harry. Il n’a qu’à rester avec Hagrid. Je pense que c’est ce que Buck préférerait.
— Hagrid sera enchanté, assura Dumbledore avec un sourire. Il était fou de joie en le revoyant. Je dois également te prévenir que pour la sécurité de Buck, nous avons décidé de le rebaptiser Ventdebout, pour le moment en tout cas. Je doute que les gens du ministère reconnaissent en lui l’hippogriffe qu’ils ont un jour condamné à mort, mais sait-on jamais ? Et maintenant, Harry, ta valise est-elle prête ?
— Heu…
— Tu doutais de ma venue ? suggéra Dumbledore avec perspicacité.
— Je vais monter… heu… la finir, dit précipitamment Harry en se hâtant de ramasser son télescope et ses baskets.
Il lui fallut un peu plus de dix minutes pour retrouver tout ce dont il avait besoin ; enfin, il parvint à extraire sa cape d’invisibilité de sous son lit, revissa le bouchon de sa bouteille d’encre à Changement de Couleur et monta sur le couvercle de la valise pour la refermer sur son chaudron. Puis, la hissant d’une main, la cage d’Hedwige dans l’autre, il redescendit l’escalier.
Il fut déçu de voir que Dumbledore ne l’attendait pas dans le hall d’entrée, ce qui l’obligeait à retourner dans le living-room.
Personne ne disait mot. Dumbledore fredonnait à voix basse, apparemment très à l’aise, mais l’atmosphère avait l’épaisseur d’une crème caramel et Harry n’osa pas regarder les Dursley lorsqu’il annonça à Dumbledore :
— Professeur, je suis prêt, maintenant.
— Très bien, répondit Dumbledore. Encore une dernière chose, à présent.
Il se tourna à nouveau vers les Dursley.
— Comme vous le savez sûrement, Harry sera majeur dans un an.
— Non, répliqua tante Pétunia qui ouvrait la bouche pour la première fois depuis l’arrivée de Dumbledore.
— Pardon ? s’étonna celui-ci d’un ton poli.
— Non, car il a un mois de moins que Dudley et Duddy aura dix-huit ans dans deux ans.
— Ah oui, bien sûr, reprit Dumbledore d’un air affable, mais dans le monde de la sorcellerie, il se trouve que nous sommes majeurs à dix-sept ans.
— Ridicule, marmonna l’oncle Vernon, sans que Dumbledore lui prête la moindre attention.
— Comme vous l’avez appris, le sorcier qui porte le nom de Lord Voldemort est revenu dans ce pays. La communauté magique est à l’heure actuelle en état de guerre ouverte. Harry, que Lord Voldemort a déjà essayé de tuer à de nombreuses occasions, est encore en plus grand danger aujourd’hui que le jour où je l’ai déposé devant votre porte, il y a quinze ans, avec une lettre qui vous informait du meurtre de ses parents et exprimait l’espoir que vous voudriez bien prendre soin de lui comme si c’était votre propre enfant.
Dumbledore s’interrompit. Bien qu’il eût parlé d’un ton léger et très calme, sans laisser paraître aucun signe manifeste de colère, Harry sentait émaner de lui une certaine froideur et remarqua que les Dursley se serraient un peu plus les uns contre les autres.
— Vous n’avez pas fait ce que je demandais. Jamais vous n’avez traité Harry comme un fils. Avec vous, il n’a connu que l’indifférence et même souvent la cruauté. Le mieux qu’on puisse dire, c’est qu’au moins il n’aura pas subi les terribles dommages infligés au malheureux garçon assis entre vous.
La tante Pétunia et l’oncle Vernon tournèrent instinctivement la tête comme s’ils s’attendaient à voir quelqu’un d’autre que Dudley coincé entre eux.
— Nous… maltraiter Duddy ? Qu’est-ce que vous…, commença l’oncle Vernon, furieux, mais Dumbledore leva un doigt pour lui imposer le silence, et l’oncle Vernon sembla soudain devenu muet.
— La magie que j’ai mise en œuvre il y a quinze ans signifie que Harry bénéficie d’une puissante protection tant qu’il peut considérer cette maison comme son foyer. Si malheureux qu’il ait été ici, si rejeté, si malmené, vous lui avez au moins, même si c’est à contrecœur, fourni un hébergement. Cette magie cessera d’opérer lorsque Harry atteindra l’âge de dix-sept ans, en d’autres termes, lorsqu’il deviendra un homme. Je vous demande simplement ceci : que vous lui permettiez de revenir une fois de plus dans cette maison avant son dix-septième anniversaire, ce qui assurera sa protection jusqu’à cette date.
Aucun des Dursley ne prononça un mot. Dudley fronçait légèrement les sourcils comme s’il essayait de se rappeler à quel moment de sa vie il avait été maltraité. L’oncle Vernon avait l’air de s’être coincé quelque chose en travers de la gorge ; la tante Pétunia, elle, avait étrangement rougi.
— Eh bien, Harry… il est temps d’y aller, dit enfin Dumbledore en se levant et en lissant sa longue cape noire. À la prochaine fois, ajouta-t-il à l’adresse des Dursley qui semblaient espérer que ce moment n’arriverait jamais.
Il mit son chapeau et quitta la pièce à grands pas.
— Au revoir, lança précipitamment Harry aux Dursley.
Il suivit Dumbledore qui s’arrêta devant la grosse valise sur laquelle était posée la cage d’Hedwige.
— Nous n’allons pas nous encombrer de ça maintenant, dit-il en sortant une nouvelle fois sa baguette. Je vais les envoyer directement au Terrier. En revanche, j’aimerais bien que tu emportes ta cape d’invisibilité… au cas où.
Harry extirpa avec difficulté la cape de sa valise, s’efforçant de cacher au regard de Dumbledore le fouillis qu’elle contenait. Lorsqu’il l’eut fourrée dans la poche intérieure de son blouson, Dumbledore brandit sa baguette et la valise ainsi que la cage disparurent aussitôt. Il donna un nouveau coup de baguette et la porte d’entrée s’ouvrit sur l’obscurité froide et brumeuse.
— À présent, Harry, sortons dans la nuit noire à la poursuite de cette fantasque tentatrice, l’aventure.